LEMONDE.FR | 31.12.10 | 09h29
Il y a près d'un an, le tremblement de terre du mardi 12 janvier
détruisait la capitale haïtienne et plusieurs centaines de milliers de
vies. Micha Gaillard, militant des droits de l'homme, intellectuel,
homme politique haïtien et fils du plus grand historien de l'île,
était de ceux-là. Sa mort éclaire les maux antérieurs et postérieurs
au séisme. Pendant deux jours, coincé au niveau des cuisses, il
parvint, avec calme et courage, à parler avec ses amis venus l'aider
mais qui ne trouvèrent jamais l'équipement minimum qui aurait permis
de le tirer du ministère de la justice qui s'était effondré. Un Etat
fonctionnel, cause pour laquelle il s'est battu toute sa vie, l'aurait
peut-être sauvé. Surtout il n'aurait pas du se trouver là. Quelques
minutes avant le tremblement, il se précipitait à l'intérieur d'un
ministère entièrement vide, pour y déposer d'urgence des demandes de
libération d'individus injustement arrêtés. Personne ne put
l'accueillir, il se dirigea vers le bureau du ministre, au fond. Il y
fut le seul mort. On ne peut que se réjouir que l'effondrement de
treize ministères et du palais présidentiel ait fait moins d'une
dizaine de morts. Il faut aussi avoir le courage de constater que dans
un pays qui était déjà en crise, l'Etat n'était pas au travail.
Les soldats des Nations unies non plus. Ceux qui purent observer, dont
l'auteur de ces lignes, la capitale dans les jours immédiatement après
le séisme, furent frappés par l'absence des casques bleus. Ce fait, à
ma connaissance, n'a pas été reporté par les médias européens et
nord-américains. Sept mille soldats des Nations unies se trouvaient en
Haïti avant le séisme, quatorze mille bras qui sont restés croisés
dans leurs bases dans les deux jours cruciaux qui suivirent le séisme,
y compris un bataillon de génie. Dans une interview encore disponible
sur YouTube et qui semble tout droit sorti du XIXe siècle, Nelson
Jobim, le ministre brésilien de la défense affirmait aux journalistes
que "les Haïtiens" n'accepteraient jamais que des étrangers touchent
des morts haïtiens, justifiant ainsi l'ordre surréaliste de rester
passif.
Le fiasco le plus récent, l'épidémie de choléra, est aussi le fruit de
cette alliance entre un Etat qui n'existe plus, si ce n'est par des
têtes parlantes, et des institutions internationales qui n'assument
pas leur mainmise, aboutissant à un pays de onze millions d'âmes sans
véritable structure exécutive. D'autres désastres suivront, faute
d'avoir su analyser les raisons de l'extrême vulnérabilité d'Haïti, de
la mort clinique de l'Etat et le bilan déplorable de la communauté
internationale.
L'ONU souffre en Haïti d'un discrédit dont les opinions occidentales
ont peu l'idée. Quiconque ouvre un journal dans la capitale haïtienne
se rend compte du fossé qui sépare la communauté internationale de
cette population. (Qui sait d'ailleurs que Bill Clinton, qui occupe un
poste central dans le dispositif international de "reconstruction",
est, pour dire le moins, une figure controversée dans ce pays ?). Les
colères ne dépassent malheureusement pas les rivages de l'île, car
aujourd'hui, Haïti est un pays sans voix. Ses intellectuels ne
parviennent pas à faire entendre leurs récits, si ce n'est au travers
d'intermédiaires, reporters, exilés ou "experts". Les médias
francophones se rabattent sur de vieux écrivains exilés, qu'un
sociologue haïtien appelle ironiquement "les intellectuels
d'aéroports" et dont les récits trahissent la déconnection d'avec
leurs compatriotes. Moins de quatre jours après le séisme, trois des
plus grands intellectuels haïtiens en Haïti signaient un texte
alarmant, noir de pessimisme, prédisant que, faut d'avoir dressé un
vrai bilan, il n'y aurait pas de reconstruction et que les milliards
de l'aide internationale à venir n'allaient, avec certitude, servir à
rien. Aucun journal aux Etats-Unis n'accepta de publier un article
aussi pessimiste ; en France, un seul. A-t-on le droit d'ailleurs de
critiquer l'ONU en France ?
LE DROIT D'AVOIR UN ÉTAT
Cassandre avait raison : un an après le séisme, la reconstruction n'a
pas eu lieu. Mais le fiasco des organisations internationales est
aussi celui des médias internationaux qui, dans l'après-séisme, ont
oscillé entre sensationnalisme et optimisme, mais jamais dressé le
bilan déjà désastreux de l'aide en Haïti. Cela fait ainsi plus de
dix-sept ans que les Nations unies ont une présence massive et presque
ininterrompue en Haïti. Cela fait sept années maintenant que la
présence des casques bleus et de la communauté internationale (plus de
mille ONG !) en Haïti ne s'assume pas, tout en imposant ses choix
économiques et politiques (y compris de premiers ministres). En autant
d'années, ce pays a gagné sa place en enfer, aucune infrastructure
sérieuse n'a été reconstruite et les espoirs d'un futur meilleur
n'émergent que dans les discours des leveurs de fonds. Les Nations
unies ressemblent à ces trous noirs des astrophysiciens. Rien ne
semble ressortir du milliard de dollars consommé chaque année par sa
mission de la paix en Haïti, si ce n'est un discours
d'autolégitimation et d'autosatisfaction. Croire enfin que des
expatriés, dont le salaire de base commence à près de onze mille
dollars par mois net d'impôt, peuvent entretenir des relations autres
que coloniales avec une population cassée et pas seulement paupérisée,
relève du phantasme.
Les Nations unies ne sont pas, et de loin, les seuls responsables ;
mais, à l'heure du bilan, force est de conclure que la solution est
ailleurs. Qui croît donc qu'il peut y avoir une quelconque sortie de
la pauvreté extrême, du naufrage, sans Etat, sans institutions, sans
infrastructures ? Il manque la plus importante des infrastructures, un
Etat. Depuis cinquante ans, celui-ci a constamment et consciemment été
détruit par les gouvernants haïtiens eux-mêmes comme par une aide
internationale soumise aux idéologies du jour et à sa propre
incompétence. Le premier des droits de l'homme ne serait-il pas le
droit d'avoir un Etat ?
Jean-Philippe Belleau, professeur à l'université du Massachusetts à Boston
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