Lettre de Port-au-Prince
mardi 2 février 2010, par Claire Pierre, Louise Ivers et Paul Farmer
Avec son organisation Zanmi Lasanté (PIH), le docteur Paul Farmer — dont « Le Monde diplomatique » publie régulièrement les écrits — opère depuis 1985 à Cange, sur le plateau central d’Haïti, où il a ouvert une clinique qui fait figure de modèle dans l’accès des pauvres aux soins de santé. Dans cette lettre, écrite avec ses collègues une semaine après le séisme, il livre des préconisations pour éviter que la reconstruction ne fasse plus de mal que de bien.
La terminologie médicale est vaste et absconse, mais deux notions peuvent servir à analyser ce qui se passe en Haïti et à tracer un chemin pour l’avenir. Dans les semaines à venir, le pays se verra prescrire quantité de traitements, mais il lui faudra aussi des diagnostics. Ce qui se passe aujourd’hui pourrait se décrire en termes médicaux comme une crise aiguë intervenant dans une affection chronique : la grande majorité de la population haïtienne est confrontée depuis longtemps à de graves difficultés, auxquelles est venue s’ajouter la blessure infligée par un séisme de forte intensité qui a touché une bonne partie du pays et en particulier les zones les plus peuplées.
Si l’on peut établir une chronologie pour un désastre de cette ampleur, on dira que Haïti aborde la deuxième phase du drame : les sauvetages et les opérations de secours se poursuivent – avec des miracles, comme le sauvetage de deux enfants, une sœur et un frère, tirés des décombres voici peu et désormais soignés dans le plus grand hôpital de la ville –, tandis que l’aide se met progressivement en place pour apporter eau, nourriture, abris et soins de base aux millions de personnes touchées par le tremblement de terre.
Ces aides commencent à atteindre leur but, ainsi que nous l’avons constaté en nous rendant à plusieurs reprises à l’hôpital général de Port-au-Prince : en moins d’une semaine, l’établissement géré par un personnel local est passé, avec l’intervention de dizaines de chirurgiens et de médecins volontaires, de l’absence totale de salle d’opération en ordre de marche à une douzaine de salles fonctionnant sans interruption, jour et nuit. La catastrophe a fédéré les bonnes volontés et l’intérêt que suscite le pays de telle sorte que, pour la première fois de son histoire, Haïti aura peut-être bientôt un nombre suffisant de chirurgiens et de traumatologues.
- Haïti au lendemain du séisme
- Carte de Nieves López publiée le 22 janvier par Internazionale ; projet Cartographier le présent,Le Monde diplomatique / Université de Bologne.
Il existe bien sûr différents types de traumatismes. Même les personnes sorties physiquement indemnes du désastre ont perdu des amis et des proches, sans parler des possessions matérielles. D’un bout à l’autre du pays, tandis que les gens continuent à chercher des membres de leur famille et des connaissances, le désespoir cède le pas à une sorte d’engourdissement. Les secouristes, le personnel médical, les logisticiens, des Haïtiens pour la plupart, vont avoir besoin de repos. Certains travaillent sans interruption depuis une semaine. L’une de nos collaboratrices a toujours sur elle les vêtements qu’elle portait au moment où elle s’est précipitée hors de sa maison.
Un calme admirable
Où que l’on regarde, on voit des Haïtiens se secourant les uns les autres. Même si l’on a rapporté des violences, c’est bien une impression globale de calme qui frappe la plupart d’entre nous. Après avoir apporté du matériel chirurgical à l’hôpital général, Bill Clinton estimait ainsi qu’aucun autre peuple au monde aurait fait preuve d’autant de patience et de retenue face à des souffrances si grandes.
Un jeune collègue haïtien en poste à la Harvard Medical School organise des équipes de dizaines de bénévoles dans les différentes classes. Les habitants ont ouvert leurs maisons et leurs cours, entièrement occupées par des abris de fortune. Le problème chronique du logement dans le pays est désormais aggravé par le problème aigu d’un demi-million de personnes privées d’habitation.
La diaspora haïtienne, dispersée en Amérique du Nord et en Europe (et même au Rwanda, où un petit groupe d’émigrés travaille à réunir des fonds), a plus à offrir qu’une aide matérielle. Ernest Benjamin, médecin dans une unité de soins intensifs post-opératoires, écrivait ces jours derniers à l’établissement new-yorkais où il travaille d’habitude que la structure où il s’efforce d’apporter son aide commence « enfin à ressembler à un hôpital en ordre de marche ». Lui et d’autres qui se sont installés aux Etats-Unis (médecins et infirmier-ère-s haïtiens ont là-bas un poids considérable) peuvent contribuer très largement à une vaste entreprise de reconstruction si celle-ci est coordonnée avec le rétablissement des institutions nationales.
Lorsqu’un médecin prête serment, il s’engage à ne pas nuire à ses malades. A dire vrai, savoir ce qu’il ne faut pas faire et savoir ce qu’il faut faire sont deux choses bien différentes. Si l’on ne peut être sûr de ce qu’il faut faire dans ces circonstances absolument inédites, on peut cependant tirer les leçons de l’aide internationale apportée à Haïti depuis de longues années pour ne pas commettre certaines erreurs. En premier lieu, l’absence de coordination, pour les secours comme pour la reconstruction, aura un coût très lourd. La compétition entre « pays donateurs », ou qui se proclament tels, est pire qu’inefficace. Le chaos règne aujourd’hui alors même qu’arrivent des équipes médicales compétentes et animées des meilleures intentions mais cependant arrêtées par une coordination insuffisante. Les nombreux praticiens qui se trouvent dans le pays doivent travailler comme une seule et même équipe.
Le Rwanda pourrait offrir à Haïti un modèle de rétablissement. Après le génocide de 1994, le pays a été envahi par la classe humanitaire internationale qui réunissait des personnes de bonne volonté mais aussi des charognards de la catastrophe, consultants, conseillers et autres profiteurs. Sous la direction énergique du nouveau gouvernement, dont faisait partie l’actuel président Paul Kagame, les responsables du pays ont exigé que l’aide soit coordonnée par les autorités nationales et régionales. Un certain nombre d’ONG sont parties mais il n’en demeure pas moins que les décisions prises alors ont permis d’élaborer un nouveau modèle de collaboration entre acteurs publics et privés, et ont contribué à la croissance et à la stabilité remarquables du Rwanda post-génocidaire. Le pays a consenti un don financier généreux à Haïti.
Deuxième point, ce serait commettre une grave erreur que de négliger le court terme en faveur d’un futur plus lointain. Les gens ont besoin d’eau, de nourriture, d’un toit et d’installations sanitaires dans les jours et les mois à venir, en complément de l’assistance médicale d’urgence qui leur a été envoyée.
Troisièmement, ceux qui veulent aider tout de suite seraient bien avisés de réfléchir avant d’envoyer des dons en nature. Ces derniers seront sans doute bienvenus sous peu mais la meilleure chose à faire pour le moment consiste à envoyer de l’argent à des organisations qui entretiennent des relations de longue date avec le pays et qui peuvent s’appuyer sur les savoirs locaux et sur les Haïtiens eux-mêmes pour répondre aux besoins immédiats des blessés, des malades et des sans-abri.
Reconstruire
Quatrièmement, nous ne devons pas nuire aux Haïtiens par nos entreprises de reconstruction. Le relogement de tous se heurtera à de terribles difficultés, qui exigeront la mobilisation d’esprits brillants. Il faut éviter de créer des camps provisoires qui se transformeront en bidonvilles. En cinquième lieu, les expulsions d’Haïtiens par les Etats-Unis et d’autres nations doivent cesser.
Quantité d’actions vont être prescrites au pays, et nous devrons nous assurer que ces ordonnances seront correctes. Haïti a besoin d’un autre type d’aide, d’une aide fondée sur la solidarité et le respect, et procédant exclusivement de ce que les Haïtiens désirent pour eux-mêmes. L’aide proposée aujourd’hui doit développer l’indépendance alimentaire du pays ainsi que les investissements dans les zones rurales où affluent désormais de nombreuses personnes chassées de la capitale par la catastrophe.
Les semaines à venir permettront d’établir un pronostic à long terme quant à l’avenir de la reconstruction. Certains évoquent déjà une facture de 12 milliards de dollars. Haïti a besoin d’un plan Marshall, et mérite un tel plan. Il faut un fonds pour la reconstruction doté de sommes importantes, géré dans la plus totale transparence, qui crée des emplois pour la population, encourage la croissance économique, adopte une approche soucieuse des droits des pauvres. Bref, une démarche très différente des approches humanitaires et des tentatives avortées de développement qui ont détruit les relations entre Haïti et le reste du monde depuis près de deux siècles.
En tant que médecins travaillant en Haïti, nous savons que le pays tout entier risque la destruction si, les uns et les autres, nous ne l’aidons pas à se reconstruire à la façon dont les Haïtiens eux-mêmes l’entendent.
Les auteurs, tous trois médecins, travaillent en Haïti avec l’organisation Partners In Health/Zanmi Lasante (www.standwithhaiti.org/haiti), et enseignent à la Harvard Medical School. Paul Farmer est envoyé spécial adjoint des Nations Unies pour Haïti, aux côtés de Bill Clinton (www.haitispecialenvoy.org).
A lire dans « Le Monde diplomatique » :
— Paul Farmer, « Haïti, l’embargo et la typhoïde », juillet 2003.
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