mercredi 26 janvier 2011

Il est temps de faire quelque chose.

Fidel CASTRO

Je vais faire un peu d’histoire.
Quand les Espagnols nous « découvrirent » voilà cinq siècles, la population estimée de l’île ne dépassait pas deux cent mille habitants qui vivaient en équilibre avec la Nature et dont les sources d’alimentation principales étaient les cours d’eau, les lacs et la mer, riches en protéines. Ils pratiquaient par ailleurs une agriculture rudimentaire qui leur procurait des calories, des vitamines, des sels minéraux et des fibres.
Ils produisaient aussi dans certaines régions de Cuba de la cassave, une sorte de galette de manioc. Des fruits et de petits animaux sauvages complétaient leur régime alimentaire. Ils fabriquaient des boissons à partir de produits fermentés et ils apportèrent à la culture mondiale la coutume, en rien salutaire, du tabac.
Cuba compte peut-être environ soixante fois plus d’habitants qu’alors. Bien que les Espagnols se soient mêlés à la population autochtone, ils l’exterminèrent pratiquement à force de travail semi-servile dans les champs et de recherche de l’or dans les sables des cours d’eau.
Les autochtones furent remplacés par des Africains importés, capturés de force et réduits en esclavage, une pratique cruelle qui dura des siècles.
Les habitudes alimentaires qui se créèrent alors furent très importantes pour notre existence. Nous fûmes convertis en consommateurs de viande de porc, de bovin et d’ovin, de lait, de fromage et d’autres dérivés, de blé, d’avoine, d’orge, de riz, de pois chiches, de haricots, de petits pois et d’autres légumineuses provenant de climats différents. Nous disposions à l’origine du maïs, et la canne à sucre fut introduite parmi les plantes les plus riches en calories.
Les conquistadores apportèrent le café d’Afrique, et le cacao vraisemblablement du Mexique. Tous deux, de pair avec le sucre, le tabac et d’autres produits tropicaux, devinrent une source de revenus énorme pour la métropole après que les esclaves d’Haïti se furent soulevés au début du XIXe siècle.
Le système de production esclavagiste dura de fait jusqu’à ce que l’Espagne, que les Cubains avaient vaincue au terme d’une guerre cruelle et extraordinaire, eût cédé la souveraineté de Cuba aux États-Unis.
Au triomphe de la Révolution en 1959, notre île était une vraie colonie yankee. Les États-Unis avaient désarmé notre Armée de libération après l’avoir bernée. Il n’existait pas d’agriculture développée, mais d’immenses plantations exploitées à partir du travail humain et animal et n’utilisant généralement pas d’engrais et de machines. Les grandes sucreries appartenaient aux Étasuniens ; certaines comptaient plus de cent mille hectares de terres, d’autres des dizaines de milliers. Au total, plus de cent cinquante sucreries, y compris celles de propriété cubaine, fonctionnaient moins de quatre mois par an.
Durant les deux grandes guerres mondiales, les États-Unis reçurent leur sucre de Cuba ; ils avaient aussi accordé à notre pays des contingents d’exportation sur le marché, de pair avec des engagements commerciaux et des limitations de notre production agricole, alors qu’ils fabriquaient pourtant une partie de ce sucre. D’autres branches décisives de l’économie, comme les ports et les raffineries de pétrole, leur appartenaient aussi, ainsi que les grandes banques, les centres industriels, les mines, les ports, les lignes maritimes et ferroviaires, et des services publics aussi vitaux que l’électricité et le téléphone.
À bon entendeur, salut.
Quoique les besoins en productions de riz, de maïs, de lipides, de grains et d’autres aliments aient été importants, les États-Unis imposaient des limites à toute production qui fît concurrence à la leur, dont le sucre de betterave subventionné.
En matière de production alimentaire, un petit pays, tropical, à longue saison des pluies et soumis aux cyclones, dépourvu de machines, de systèmes de retenue d’eau et d’irrigation, et d’équipements adéquats, ne pouvait pas, bien entendu, disposer des ressources suffisantes ni se mettre en conditions de concurrencer les productions mécanisées de soja, de tournesol, de maïs, de légumineuses et de riz des États-Unis, voire ne pouvait même pas en produire certaines comme le blé et l’orge.
Il est vrai que la Révolution cubaine n’a pas joui d’une seule minute de paix. Dès que la réforme agraire fut décrétée, à peine cinq mois après la victoire, les États-Unis entreprirent leurs programmes de sabotages, d’incendies, d’obstructions et de produits chimiques nocifs contre le pays, et même d’introduction de vecteurs contre des productions vitales, voire contre la santé humaine.
Mais ils firent l’erreur de sous-estimer notre peuple et sa décision de lutter pour ses droits et son indépendance.
Aucun de nous ne possédait alors, bien entendu, l’expérience qui a été le fruit de longues années : nous partions d’idées justes et d’une conception révolutionnaire. Notre principale erreur d’idéalisme fut peut-être de penser qu’il existait dans le monde une quantité donnée de justice et de respect du droit des peuples ; en fait, il n’en existe aucune. Mais nous ne pouvions pas faire dépendre notre décision de lutte de cette vérité-là.
La première tâche qui concentra nos efforts fut de préparer le pays à la lutte qui venait. L’expérience acquise durant la bataille héroïque contre la tyrannie de Batista nous disait que l’ennemi, si fort qu’il soit, ne pourrait pas vaincre le peuple cubain.
La préparation du pays à la lutte devint le principal effort du peuple, jalonnée d’épisodes aussi décisifs que la bataille contre l’invasion mercenaire organisée en avril 1961 par les États-Unis et ayant débarqué à Playa Girón, escortée par leur marine et leur aviation. Incapables de se résigner à l’indépendance de Cuba et à l’exercice de ses droits souverains, l’administration étasunienne décida d’envahir notre territoire. L’Union soviétique n’avait eu absolument rien à voir avec le triomphe de la Révolution cubaine qui devint socialiste, non à cause de son soutien, mais à l’inverse : l’URSS nous appuya parce que la Révolution s’était dite socialiste. Cela est si vrai que, l’URSS disparue, Cuba reste socialiste.
L’URSS avait appris que Kennedy tenterait de recourir avec Cuba à la même méthode que contre la Hongrie, ce qui explique les erreurs que Khrouchtchev commit durant la crise des Fusées et que je fus contraint de critiquer. Mais Khrouchtchev ne fut pas le seul à se tromper ; Kennedy se trompa aussi : Cuba n’avait rien à voir avec l’histoire de la Hongrie et l’URSS n’avait rien à voir avec la Révolution cubaine qui est le fruit unique et exclusif de la lutte de notre peuple. Le seul geste solidaire de Khrouchtchev fut d’envoyer des armes à Cuba quand elle était menacée par l’invasion des mercenaires qu’organisèrent, entraînèrent, armèrent et transportèrent les États-Unis. Sans ces armes, notre peuple aurait de toute façon vaincu les forces mercenaires, de même qu’il vainquit l’armée de Batista et s’empara de tout son équipement militaire, soit cent mille armes. Si les USA avaient envahi Cuba directement, notre peuple serait toujours en train de se battre contre leurs soldats qui auraient dû faire face sûrement à des millions de Latino-Américains. Les États-Unis auraient commis la pire erreur de leur histoire, et l’URSS existerait peut-être encore.
C’est quelques heures avant l’invasion de Playa Girón, après que des avions étasuniens peints à nos propres couleurs eurent bombardé par surprise nos bases aériennes, que la Révolution s’affirma socialiste, et c’est pour le socialisme que notre peuple engagea cette bataille qui est passée à l’histoire comme la première victoire sur l’impérialisme en Amérique.
Dix présidents sont passés depuis à la Maison-Blanche, le onzième en est actuellement le locataire, et la Révolution socialiste est toujours debout. Tous les gouvernements complices des crimes des USA contre Cuba sont aussi passés, et notre Révolution est toujours debout. L’URSS a disparu, et notre Révolution va de l’avant.
Elle n’est pas allée de l’avant avec la permission des USA, mais en butte à leur blocus cruel et impitoyable ; à des actes terroristes qui ont tué et blessé des milliers de personnes, et dont les auteurs jouissent aujourd’hui dans ce pays de l’impunité la plus totale, tandis que des militants antiterroristes cubains y ont été condamnés à perpétuité ; à une loi dite d’Ajustement cubain qui offre entrée, séjour et emploi aux USA à tout Cubain, notre pays étant le seul au monde dont les citoyens jouissent d’un tel privilège, qui est refusé par exemple aux Haïtiens, malgré le séisme qui a ravagé leur pays et tué plus de trois cent mille personnes, et au reste des habitants de ce continent que l’Empire persécute et expulse. Néanmoins la Révolution cubaine est toujours debout. Cuba est le seul pays de la planète que les Étasuniens ne peuvent visiter, mais sa Révolution est pourtant toujours debout, à seulement cent cinquante kilomètres des USA, livrant sa lutte héroïque.
Nous avons commis des erreurs, nous les révolutionnaires cubains, et nous continuerons d’en commettre, mais nous ne commettrons jamais celle de trahir.
Nous n’avons jamais choisi l’illégalité, le mensonge, la démagogie, la tromperie du peuple, la simulation, l’hypocrisie, l’opportunisme, les pots-de-vin, l’immoralité totale, l’abus du pouvoir, voire les crimes et les tortures répugnants, toutes pratiques qui, sauf exceptions d’autant plus méritoires qu’elles sont rares, ont caractérisé la conduite des présidents étasuniens.
L’humanité fait face aujourd’hui à de graves problèmes, à des problèmes sans précédents. Le pire, c’est que les solutions dépendront en grande partie des pays les plus riches et développés qui en sont arrivés au point qu’ils ne pourront les appliquer sans voir s’effondrer le monde qu’ils se sont efforcés de façonner au profit de leurs intérêts égoïstes et qui conduit inévitablement à la catastrophe.
Je ne parle déjà plus de guerres, dont des gens sages et brillants, beaucoup des USA, ont su faire connaître les risques et les conséquences.
Je veux parler de la crise alimentaire provoquée par des faits économiques et par des changements climatiques devenus apparemment irréversibles à cause de l’action de l’homme, mais avec lesquels celui-ci a le devoir, en faisant preuve d’intelligence, de se colleter au plus vite.
Certes, des années durant, on a parlé de cette question. Pourtant, le plus gros émetteur de gaz polluants au monde, les États-Unis, refusait systématiquement de tenir compte de l’opinion mondiale. Indépendamment du protocole et des autres idioties typiques des hommes d’État des sociétés de consommation qui, une fois arrivés au pouvoir, sont tourneboulés d’ordinaire par l’influence des médias, le fait est qu’ils n’ont prêté guère d’attention à ce point. Un alcoolique aux problèmes bien connus – à quoi bon le nommer ! – imposa sa ligne de conduite à la communauté internationale.
Les problèmes ont pris soudainement corps à travers des phénomènes qui se répètent sur tous les continents : canicules, incendies de forêts, pertes de récoltes en Russie, assorties de nombreuses victimes ; changement climatiques, excès de précipitations ou sécheresses en Chine ; pertes progressives des réserves d’eau dans l’Himalaya, qui menacent l’Inde, la Chine, le Pakistan et d’autres pays ; pluies excessives en Australie qui ont inondé presque un million de kilomètres carrés ; vagues de froid insolites et hors saison en Europe, avec de graves conséquences pour l’agriculture ; sécheresses au Canada ; vagues de froid inhabituelles dans ce pays et aux USA ; pluies sans précédents en Colombie, qui ont touché des millions d’hectares de terres arables ; précipitations jamais vues au Venezuela ; catastrophes pour pluies excessives dans les grandes villes du Brésil et sécheresses dans le Sud. Il n’existe pratiquement aucune région au monde qui ait été à l’abri de faits semblables.
Les productions de blé, de soja, de maïs, de riz et d’autres nombreuses céréales et légumineuses constituant la base alimentaire du monde – dont la population se monte aujourd’hui à presque 6,9 milliards d’habitants, et frôle donc presque le chiffre inouï de sept milliards, mais compte aussi plus d’un milliards d’affamés et de dénutris – sont sérieusement touchées par les changements climatiques, ce qui crée un problème gravissime dans le monde. Tandis que les réserves ne se sont pas encore récupérées totalement – ou alors en partie seulement – pour certains produits, une grave menace engendre d’ores et déjà des problèmes dans de nombreux États qu’ils déstabilisent. Plus de quatre-vingts pays, tous du Tiers-monde, déjà en proie à des difficultés réelles, sont menacés de véritables famines.
Je me bornerai à résumer les déclarations et les rapports apparus ces derniers jours :
« 11 janvier 2011 (AFP). L’ONU lance une alerte au sujet du risque d’une nouvelle crise alimentaire : "La situation est très tendue", a estimé la FAO. Environ quatre-vingts pays font face à un déficit d’aliments… L’indice mondial des cours des produits agricoles de base (céréales, viande, sucre, oléagineux, produits lactés) a atteint son plafond depuis que la FAO a commencé à l’élaborer voilà vingt ans. »
« NATIONS UNIES, janvier (IPS) : L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), dont le siège est à Rome, a averti la semaine dernière que les cours mondiaux du riz, du blé, du sucre, de l’orge et de la viande… ont enregistré des hausses significatives en 2011… »
« PARIS, 10 janvier (Reuters). Le président français, Nicolas Sarkozy, conduira cette semaine à Washington sa campagne contre les cours élevés des aliments… »
« BÂLE, 10 janvier (EFE). Le président de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet, porte-parole des gouverneurs des banques centrales du Groupe des 10 (G-10), a alerté aujourd’hui au sujet de la forte hausse des cours des aliments et de la menace inflationniste qu’elle impliquait dans les économies émergentes. »
« 15 janvier (BBC). La Banque mondiale redoute une crise du cours des aliments : Le président de la Banque mondiale, Robert Zoellick, a affirmé à la BBC que la crise serait plus grave qu’en 2008. »
« MEXICO, 7 janvier (Reuters). Le rythme de l’inflation annuelle des aliments a triplé au Mexique en novembre par rapport aux deux mois précédents. »
« WASHINGTON, 18 janvier (EFE). Selon une étude, les changements climatiques aggraveront la carence d’aliments. "Depuis plus de vingt ans, les scientifiques lancent des cris d’alerte au sujet des retombées des changements climatiques, mais rien ne change, si ce n’est l’augmentation des émissions provoquant le réchauffement mondial", a affirmé à EFE Liliana Hisas, directrice exécutive de la filiale étasunienne de l’Universal Ecological Fund. Osvaldo Canziani, prix Nobel de la paix en 2007 et conseiller scientifique du rapport, a affirmé : "On enregistrera dans le monde entier des épisodes météorologiques et des conditions climatiques extrêmes, dont l’intensité sera exacerbée par la hausse de la température moyenne à la superficie". »
« 18 janvier (Reuters). L’Algérie achète du blé pour éviter des pénuries et des troubles. L’agence publique des grains algérienne a acheté environ un million de tonnes de blé ces deux dernières semaines pour éviter une pénurie en cas de troubles, a affirmé à Reuters une source du ministère de l’Agriculture. »
« 18 janvier (Reuters). Les cours du blé flambent à Chicago après les achats algériens. »
« El Economista, 18 janvier 2001. Alerte mondiale au sujet des cours des aliments. Parmi les principales causes, on trouve les inondations et les sécheresses causées par les changements climatiques, l’utilisation d’aliments pour produire des biocarburants et la spéculation concernant les cours des produits de base. »
Les problèmes sont dramatiques, mais tout n’est pas encore perdu.
La production mondiale de blé s’est montée à presque 650 millions de tonnes.
Celle de maïs frôle les 770 millions.
Celle de soja pourrait presque atteindre 260 millions de tonnes, dont 92 aux USA et 77 au Brésil, les deux plus gros producteurs.
On connaît en général les chiffres de graminées et de légumineuses qui seront disponibles en 2011.
La première chose que devra faire la communauté mondiale, c’est choisir entre les aliments et les biocarburants, en compensant bien entendu le Brésil, un pays en développement.
Si les millions de tonnes de soja et de maïs utilisés pour fabriquer des biocarburants étaient consacrés à la production d’aliments, la flambée des prix s’arrêterait, et les scientifiques du monde pourraient alors proposer des formules à même en quelque sorte d’enrayer, voire d’inverser la situation.
On a perdu trop de temps. Il est temps de faire quelque chose.
Fidel Castro Ruz
Le 19 janvier 2011

traduction J-F Bonaldi, La Havane

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