Haïti: « La gauche a échoué. » Combien de fois n'a-t-on entendu cette formule lapidaire, tombant comme un couperet sur la tête de la gauche, de toutes les gauches ? Point n'est besoin de dire que je ne partage pas cette opinion, d'abord parce qu'elle laisse très peu de place aux nuances mais surtout parce qu'elle est fausse. Ce disant je ne voudrais pas non plus tomber dans le piège que je reproche aux autres à savoir utiliser une expression catégorique sans effort de débattre de la question. Il ne fait pas de doute que la gauche, aux yeux de ces observateurs, représente les différentes expériences Lavalas qui se sont succédé au pouvoir en Haïti de 1990 à aujourd'hui. S'il est relativement facile de faire le diagnostic d'échec, il l'est un peu moins pour établir celui de « gauche » que l'on tend à attribuer au président Aristide, à ses successeurs et à son projet. D'une manière générale, on peut mesurer le succès ou l'échec d'un responsable de l'Etat ou d'un Gouvernement à partir des résultats qui, souvent, peuvent être observés, mesurés, calculés et publiés en termes chiffrés. Ce constat ou cette analyse ne constituant pas l'objet essentiel de cet article, je crois sincèrement et sans sarcasme qu'on n'a nullement besoin de moi ou de mon article pour observer cet échec. La liste est longue, elle n'est nullement exhaustive et concerne tous les aspects de notre vie de peuple (ou de la vie nationale). D'abord, sur les plans social et économique, un regard sur l'environnement physique de nos villes et de nos campagnes suffit pour constater le délabrement et la déchéance dans lesquelles vivent la majorité de nos compatriotes. Du point de vue économique, la situation n'est guère plus rayonnante. Le taux de croissance du PIB des vingt dernières années n'a jamais dépassé 3% avec une moyenne de 1,5%. Lorsqu'on fait la corrélation avec la croissance de la population, cela donne dans tous les cas une croissance négative sur les vingt dernières années. Par conséquent, on peut avancer sans hésiter que la pauvreté du pays a augmenté durant cette période au point que 43,7% des ménages ruraux et 26,1% des urbains vivent dans la pauvreté et 28,5 % et 15,3% respectivement dans l'extrême pauvreté. Certes on invoquera l'instabilité politique pour justifier ces maigres performances, mais l'instabilité ne vient ni du ciel ni de l'enfer. On la produit et nous en voulons pour preuve : l'impossibilité d'harmoniser les relations politiques entre les acteurs, la perte de notre souveraineté, deux fois sollicitée (et autant de fois obtenue) par ces gouvernements, la détérioration des conditions d'existence matérielle des Haïtiens et ce bien avant le 12 janvier 2010, l'incapacité de fournir une réponse immédiate et à moyen terme après cette catastrophe, absence (ou la non mise en place) d'institutions prévues par la Constitution : Conseil supérieur de l'appareil judiciaire, Cour de cassation, démantèlement tacite du Pouvoir Législatif. La notion de gauche, du point de vue politique, nous vient de la France et est apparue au cours de la Révolution. A ce moment de la Constituante, les premières discussions constitutionnelles avaient lieu et les opposants au droit de veto royal se regroupaient à gauche de l'hémicycle, tandis que les partisans du pouvoir royal se situaient à l'aile droite. Traditionnellement, les valeurs généralement considérées comme de gauche sont la justice sociale, l'égalité, la solidarité, l'humanisme, la laïcité, tandis que la droite met en avant l'ordre, le travail, la famille, la responsabilité individuelle et la méritocratie. L'arrivée de Jean-Bertrand Aristide au pouvoir, survenue dans la liesse et dans un climat on dirair presque bon enfant, a été cependant la résultante d'une intense activité militante menée simultanément par des groupes ou militants politiques, les étudiants, certains secteurs de l'Eglise catholique et des organisations populaires. Sur ce fond quelque peu hétéroclite, s'était venu greffer un discours, qualifié déjà de révolutionnaire par certains à l'époque. Le fort contenu revendicatif autour des thèmes chers aux secteurs progressistes tels que l'égalitarisme, la répression et la misère des masses et parfois même l'anti-impérialisme, paraissait absolument nouveau dans l'univers politique tout au moins public haïtien. Cette brutale irruption ajoutée à la véhémence, souvent même la virulence de ce discours, avait suscité une certaine terreur chez les couches aisées au point de coller, à tort ou à raison, l'épithète de gauche au mouvement Lavalas et à ses mentors. Cependant, on a constaté une réaccommodation des forces politiques et sociales y compris les grands groupes oligarchiques qui ont su bien vite se repositionner de façon hégémonique au point que, aujourd'hui, on peut dire que ce ne sont pas ces groupes qui ont modifié leurs intérêts, mais plutôt le gouvernement qui s'est adapté aux leurs. On peut se poser de nombreuses questions : Qu'est-ce que la gauche ? C'est quoi être à gauche aujourd'hui ? Le contenu d'une proposition de gauche sera-t-il pareil en Europe, en Amérique du Sud ou en Haïti ? Les discours et les objectifs de la gauche seront-ils ou doivent-ils être les mêmes en 1970 qu'en 2011 ? Plus actuel encore, c'est quoi être de gauche en 2011 en Haïti ? La réponse à toutes ces questions peut paraître à première vue fort difficile. Certains des idéaux (et des comportements) qui définissaient la gauche ont, par ailleurs entretemps, évolué ou se sont transformés. L'acceptation du capitalisme, par la gauche européenne d'abord, n'a pas rendu stériles aujourd'hui les combats d'hier ni plus limitées les perspectives de demain. Est-ce à dire, comme certains, que « la gauche n'existe plus » ou encore « le clivage droite/gauche est dépassé» ? Ce qui est sûr, c'est que la radicalisation qui a caractérisé non pas seulement la gauche, mais tout le paysage politique depuis le début du XXe siècle jusqu'à la fin des années 70, la fascination de dizaines de milliers de jeunes de cette période pour le sacrifice ultime, ou le besoin d'héroïsme générationnel, a fait place dans la plupart des pays à un environnement plus civil et à un espace plus convivial où la disparition physique de l'autre ou souvent de soi-même n'est plus indispensable. Cela ne représente point une défaite de la gauche ni une victoire de la droite et encore moins une disparition de l'une ou de l'autre, mais plutôt l'abandon de comportements suicidaires suite aux concessions mutuelles qui concernent plusieurs instances de la vie en commun : politique, économique et sociale. | ||
Le fait de s'être dépouillé de certaines de ces bannières n'a pas pour autant vidé la gauche de sa substance ni non plus de sa richesse. Au contraire, celle-ci s'est renforcée justement en se concentrant sur des points plus importants et plus essentiels. Pour citer Claude Gamel (économiste français) dans son livre « Economie de la Justice Sociale, Repères éthiques du Capitalisme » : « A la notion de capitalisme, nous préférons le concept d'économie de marché ; certes, les deux idées sont liées : le respect de la propriété privée du capital garantit la décision des acteurs sur les marchés. Toutefois, l'échec des économies planifiées et la réalité des économies capitalistes de marché montrent combien le débat de fond n'est plus dans la substitution pure et simple de la propriété collective à la propriété privée du capital, mais uniquement dans l'éventuelle intervention de l'Etat. » Comme je le disais plus haut, les valeurs de justice et de solidarité sociales et de lutte contre les inégalités constituent des éléments importants des idéaux de la gauche; des valeurs et des idéaux mais surtout des objectifs et des composantes constantes de tout gouvernement, toute organisation ou de tout programme de gauche. Certes, le seul fait de les brandir ne devrait pas non plus suffire pour qualifier un mouvement ou un individu de gauche et on peut également se demander si elles sont privatives de la gauche. Cependant la façon de parvenir à leur satisfaction et le modèle emprunté pour corriger ces inégalités constituent les éléments essentiels qui caractérisent la gauche et les gauches. Ce qui caractérise les gauches de nos jours, c'est la définition, la proposition puis la mise en place de zones de propriété de plus en plus sociale de production et une distribution de plus en plus sociale des fruits de cette production. Par conséquent, d'autres composantes tout aussi (et peut-être plus) importantes concernent le processus de production des richesses, la redistribution de celles-ci et surtout les outils de cette redistribution. De nos jours, face et après la montée en force du libéralisme, la plupart des gouvernements identifiés à cette nouvelle gauche de l'après-guerre froide se sont concentrés à combattre d'abord le désengagement de l'Etat. Plus qu'une suggestion, il s'agit d'une exigence clairement exprimé dans le credo néolibéral appelé Consensus de Washington : « Les privatisations sont justifiées par leur impact fiscal positif à cour terme. » A part un exemple en Amérique latine et un seul autre en Europe, jamais élève n'a été aussi docile pour appliquer les recettes néolibérales que les différents gouvernements Lavalas. Toutes les entreprises de l'Etat, qu'il s'agisse de celles orientées vers le service: TELECO, EDH ou celles à vocation de production (Minoterie d'Haïti, Ciment d'Haïti, ont été privatisées ou ont tout simplement disparu sans aucun espoir de renaître, en tout cas pas sous ces régimes (Usine Sucrière de Darbonne, SODEXOL, ENAOL). De même qu'on peut toujours s'interroger sur l'impact réel que ces entreprises ont eu sur l'économie haïtienne, de même on peut se demander quel est celui de leur privatisation sur les prétentions de redistribution fiscale poursuivies par les responsables politiques et économiques. Bien que l'une des recommandations mentionne « le système fiscal doit tendre à avoir l'assiette la plus large et un niveau de prélèvement modéré », il en existe une autre dont les conséquences ont été particulièrement importantes pour notre population : l'ouverture avec la libéralisation des importations. Les restrictions quantitatives doivent être supprimées ; la taxation douanière doit être relativement uniforme et modéré (de 10% à 20%). En 1994, le gouvernement Lavalas a procédé à un abaissement drastique du tarif douanier et on a vu que des taux préalablement passés de 200% et 300% (taux qui, généralement, protégeaient la production agricole) à 50% par les militaires passer à 0% avec le retour de la démocratie C'est le cas pour la majorité des produits de base et à forte consommation dans la population. Ces mesures économiques imposées par les institutions internationales, comme nous l'avons fait remarquer plus haut, mais arrêtées par les différents gouvernements qui se sont succédé dans le cadre du libéralisme, ont profondément altéré la structure socio-économique du pays. Elles se sont caractérisées par une perte d'emplois paysans, une émigration forcée et une détérioration plus accrue et plus accélérée de l'environnement tant rural qu'urbain mais aussi du climat social en général. Ce qui explique également que même si les investissements sociaux représentent aujourd'hui un peu plus de 6% de notre PIB, ils ne sont pas l'expression de réelles conquêtes sociales. Nous avons déjà fait allusion à la virulence du discours lavalassien dans la quête des revendications et la défense des intérêts populaires. Cependant, en aucune façon, celle-ci (la virulence) ne saurait déterminer une quelconque appartenance idéologique ou politique. Le recours direct au peuple, le constant rappel de son dénuement, l'appel au changement sans allusion aux antagonismes constituent plutôt des éléments constants et clés du populisme et celui-ci peut utiliser la gauche ou la droite (nous faisons aujourd'hui la pénible expérience de cette dernière) pour arriver à ses fins et assouvir sa soif. Lavalas n'est pas à gauche et moins encore, il n'est pas la gauche et ne la représente pas non plus. « La preuve du pudding, comme disait Engels, est qu'on le mange. » La preuve de ce que l'on est se retrouve davantage dans ce que l'on fait que dans ce que l'on dit. Lavalas n'a jamais défini, n'a jamais proposé ni n'a non plus jamais appliqué des politiques publiques qui pourraient s'apparenter à celles des gauches. On l'aurait certainement souhaité, car, aujourd'hui, leur urgence en Haïti ne relève même plus de simples questions d'option ou de sensibilité idéologique. Elle constitue l'issue à la cruelle question de l'exclusion et à celle de l'efficacité, car, même dans cette simple perspective, le volume des investissements dépend essentiellement du stock initial de capital humain (% de la population alphabétisée, scolarisée, dans l'enseignement supérieur). Seules des politiques publiques basées sur une forte impulsion de l'Etat pour activer les secteurs clés de l'économie pourront donner une réponse à la faiblesse de l'épargne. En face se trouve l'assistance obligée et la valse des techniciens imposés. Le choix paraît clair mais crucial : d'un côté, une dépendance basée sur une économie de petits projets et la reproduction de la précarité et, de l'autre, la possibilité d'une économie solidaire et la perspective d'une croissance auto-entretenue. | ||
Dr Jean-Hénold Buteau |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire